Un livre de garde

La démarche n’est pas fréquente
: un éditeur (Actes Sud) met en adéquation
le contenant et le contenu. En l’occurrence, le maquettiste
Christian Fontes a préféré la perception
théologique plutôt que bachique de «
Ciels changeants ». Il nous propose donc un format
13 x 24 qui rappelle celui d’un bréviaire,
un fort papier façon vélin, imprégné
d’une encre anthracite. Lorsqu’on prend l’ouvrage
en main, on sait déjà que son contenu sera
long en bouche.
Le partage du goût
Le goût partagé fait partie
du ciment d’une communauté. Ceux qui aiment
les chenilles grillées ou les yeux de moutons partagent
une certaine notion du monde. Et la vodka, la bière
ou l’alcool de riz fédèrent des civilisations
entières (voir notre Guide Mondial
de la Gueule de Bois), devançant à cet
égard les religions ou les systèmes politiques.
« Le vin est le marqueur du temps. Aux heures de fêtes
qui égrènent l’existence, le vin est
au centre ». Du haut de ce flacon, notre civilisation
vous contemple. Il cristallise à lui tout seul nos
qualités et nos défauts. Chez lui tout est
noble : la robe comme la pourriture.

Expliquer le bourgogne, c’est encore
plus compliqué que d’expliquer Dieu, mêmes
si les foudres de l’un sont nettement plus sympathiques
que les foudres de l’autre. Elisabeth Motsch relève
ce défi grâce à une construction ingénieuse.
C’est en effet dans le premier chapitre
qu’elle égrène les quatre vérités
du divin breuvage. Sous-sol, sol, cépage, climat,
écologie, travail de la vigne, élaboration,
observation, réflexion, partialité…
En quelques pages, le bourgogne se révèle
au lecteur. Le bourgogne, c’est l’histoire,
c’est la géographie, c’est l’esthétique,
c’est l’humanisme, c’est la culture et
l’agriculture. Bref, c’est la passé,
le présent et le futur de l’homo occidentalis
nobilis.
Les femmes au pouvoir
Dans la passe que traverse le vin, le futur
de l’enseigne symbolise le futur de notre civilisation
: faut-il oui ou non « écologiser » le
bourgogne (et, partant, le monde) ? La chimie peut-elle
sans dommage se substituer aux processus naturels ? La prise
de pouvoir progressive des femmes dans les vignes annonce-t-elle
d’autres prises de pouvoir ?
Ces questions étant parfaitement
exposées, l’auteur nous dévoile dans
les chapitres suivants ses sources. Elle se rend chez les
vignerons, les producteurs, les éleveurs. Et là,
elle fait sa vendange d’informations, emmagasinant
dans sa hotte de multiples témoignages, s’attardant
sur les sensibilités des uns et des autres, racontant
les héritages, reflétant les humeurs. Et de
la vigne à la cave, de la surface au tréfonds
de l’âme humaine, elle embouteille ces propos.

Autrement dit, d’abord les conclusions,
puis les démonstrations.
Le vigneron bourguignon se caractérise
par « son attachement à sa terre, à
son sens de l’accueil et à la typicité
de son vin qui ne ressemble pas à celui du voisin
». On comprend par la bouche de Laurence Jobard les
implications du marketing d’un produit dont la diversité
fait la force, alors que la globalisation appelle des produits
standardisés (fussent-ils excellents).
Assimiler le vin à l'alcoolisme
? bonjour l'intox !
Evoquant la frénésie anti-alcoolique
qui ne laisse pas de consterner les acteurs du vin, Elisabeth
Motsch ne se prive pas de rappeler ce truisme : «
assimiler le vin à l’alcoolisme, c’est
assimiler le feu aux incendies, l’eau aux noyades
». Evidemment.
Le rapport vignoble/vin symbolise le rapport
entre la terre et l’homme. Quel laboratoire ! La Romanée
Conti signait en 2000 « l’appel de Beaune »
demandant un moratoire de 10 ans sur l’utilisation
des OGM dans la vigne.
Pour qui veut bien comprendre pourquoi
il aime le bourgogne, la conclusion « initiale »
suffira. Pour qui veut comprendre comment il aime le bourgogne,
alors il pourra soulever toutes ces robes évoquées
dans les chapitres suivants.
Il en ressortira évermeillé.
Euh, je voulais dire : émerveillé.
Sylvain HAIBON
Nota bene : Prenant les décades pour
des décennies, l'auteur confirme le statut de traducteur
annoncé dans sa biographie.
Elisabeth Motsch :
Ciels changeants, menaces d'orage - Actes
Sud - 25 euros en France métropolitaine