Verre Cassé

Le Crédit a Voyagé
est un bistrot qui ne ferme jamais. Il se trouve à Brazzaville
ou à Pointe-Noire, on ne le saura pas (tantôt Kinshasa
est en face, tantôt l’océan et son pétrole
sont à deux pas).
Pour ces brèves de comptoir tropicales,
Alain Mabanckou, écrivain virtuose, s’est imposé
une singulière contrainte pour pimenter son inspiration
: tout l’ouvrage tient en une seule phrase ! Seuls virgules
et guillemets ponctuent ce soliloque qui s’étend
sur 200 pages. L'ivresse ne supporte pas la discontinuité.
Dans ce registre, on se souvient de «
Femmes » de Philippe Sollers (la ponctuation s’y
réduit à des points de suspension) et «
Disparition » de Georges Pérec (la voyelle «
e » est éludée).
A notre tour ! (nous éluderons –
au hasard - le "y").

un style déjanté, bien d'chez
eux
« L’émotion est nègre
comme la raison est hellène »… disait un
académicien qui a forcément gobé des œuvres
subsahariennes telles que En attendant le vote des Bêtes
Sauvages du regretté et génial Ahmadou Kourouma
ou le sarcastique Pleurer-Rire d’Henri Lopes
ou encore Jazz et Vin de Palme d'Emmanuel Dongala
et par ce constat, il rend à Césaire ce qui est
à Césaire… et c’est vrai que la brève
de comptoir tropicalisée apporte une dimension émotionnelle
là où le lecteur sorti de son charter-aventure
s'attend à du pittoresque... car il a oublié de
regarder sous les pagnes… heureusement que Verre Cassé
est là, lui qui est le narrateur ainsi dénommé
par le patron du Crédit a Voiiagé et
qui s’est vu confier la mission de perpétuer l’établissement,
véritable service public qui ignore les jours fériés
…émotion africaine servie par une écriture
jubilatoire qui colonise le lecteur …il est vrai que Verre
Cassé trouve ici un exutoire car comme dit-il heureusement
qu’à cette époque de malheur il me restait
l’amour que je portais aux bouteilles, et seules les bouteilles
me comprenaient, me tendaient leurs bras et quand je me retrouvais
dans ce bar que j’aime, je regardais, j’observais,
j’emmagasinais… truculence des images facilitée
par un environnement propice un mensonge gros comme la résidence
secondaire d’un dictateur… même ivre, Verre
Cassé a horreur des répétitions que se
permettent des écrivains qui vous vendent la même
sauce en faisant croire qu’ils créent un univers,
mon œil, c’est vrai qu’en métropole,
le copier/coller fait fureur et que l’auto-plagiat fait
souvent le bonheur du Canard Enchaîné... mais le
pochard, constate Verre Cassé, n’est régi
par aucune culture car son dilemme, c'est qu'il veut mourir
l'arme à la main car après le grand oral, interdiction
de boire au paradis et c'est pareil en enfer où l'on
ne sert de l'alcool que pour allumer et attiser les flammes...
mais les pochards n’ont pas l’exclusivité
du Crédit a Voiiagé et notre narrateur
croque des portraits de personnages bigarrés comme la
Cantatrice Chauve qui lance de bien étranges défis
ondinistes sur la piste poussiéreuse, l’Imprimeur
qui imprimait Paris-Match avec dix techniciens blancs sous ses
ordres, Zéro Faute, le bonhomme obligé de porter
des Pampers car durablement affecté par son séjour
dans les bagnes africains qui sont peu étoilés
au Michelin, car punir par l’emprisonnement, on n’avait
pas cela dans la tradition… mais s’il te reste une
quéquête et quelques pépètes (en
CFA), vas voir les nénettes Cameruineuses qui font boutique
leur cul en pratiquant des taux inflationnistes qui en auront
vite raison et là, moi, j'arrête parce que c'est
sûr que je pourrais tenir 200 pages, mais pas avec le
talent d'Alain Mabanckou assorti de sa vaste culture reflétée
dans les multiples allusions aux oeuvres de la littérature
contemporaine francophone, cet auteur, soit dit en passant,
enseigne les langues romanes à Chicago…et qui vend
son recueil 17 euros, aidé en cela par le Seuil…
Justin PETIT-DERNIER