N’est pas Gourmand
qui Veut :
Parcours enivrant en France profonde

« Je vais vous compter une histoire » (p.
35) : quel savoureux lapsus de la part de François Simon
qui, chaque mercredi, nous conte... une addition de restaurant
dans le Figaroscope !*
François Simon part ici d’un constat
simple. Prendre un avion ne suffit plus pour voyager. Balayer
la surface du globe n’apporte aujourd’hui aucun
dépaysement. Parcourir les bonnes tables françaises,
en revanche…
Critique redouté depuis des années,
notre auteur dispose forcément d’une table dans
chaque port. On ne saurait trouver meilleur guide pour une croisière
transgastronomique.
Muni de cette feuille de route, nous nous laissons
facilement embarquer. Nous voyageons au gré d’une
écriture tour à tour gouleyante ou pimentée.
Au détour de chaque page, nous vivons ou revivons des
plats et des ambiances délicieusement (et professionnellement)
croqués par ce docteur ès bonnes bouffes. «
Il en va des restaurants comme des salles de concert ; tantôt
on les sent distraites, enrhumées, lasses, ailleurs,
suffisantes, tout en tweed ; parfois elles ont l'oreille en
coquillage, le sourire aux lèvres, le coeur en habit,
l'âme apaisée, le corps ouvert… ».
Il nous arrive de retrouver les fumets de notre enfance «
sur le dos crénelé d’une sole, dans le ventre
moelleux d’une mousse, la morsure iodée d’une
huître, le baiser silencieux d’une chantilly…
». Gloutons, nous dévorons ces pages et avalons
les kilomètres. Ce voyage drolatique et sensuel nous
enivre. Nous en sommes à programmer notre propre tour
de France sans l’aide de lastminute.com.

la France à saute-bouchons
Puis arrive la page 81. « Mange-t-on
bien dans les grands restaurants ? ». La question est
importante. Tous les privilégiés qui les fréquentent
ont constaté qu’en général, on s’y
ennuie ferme. Ce qui est… ennuyeux dans la mesure où
la réussite d’un repas ne se réduit pas
au contenu de l’assiette. Si je puis me permettre d’évoquer
une expérience personnelle, me voir refuser au Bristol
une table dans le jardin alors que le temps s’y prêtait,
au prétexte que peu de clients l’avaient demandé
ce jour-là, m’a coupé l’appétit.
Donc on attend avec intérêt les
réponses de l’auteur à cette courageuse
question.
Et là, patatras ! François Simon
sort des salles élégantes ou pittoresques pour
nous entraîner dans les arrière-cuisines voire
au-delà : dans les poubelles. On assiste, ébahis,
à une sorte de règlement de comptes (et pas de
contes !). L’auteur va même jusqu'à republier
ses propres chroniques – probablement à l’origine
de contentieux dont nous nous contrefoutons – comme pièces
versées à on ne sait quel procès.
Pourtant, une fois sortis de ce tunnel, on
reprend espoir et bâton de pèlerin, même
si le charme est un brin rompu. Le chai paradis s’est
envolé ! Petit à petit, l’amertume disparaît
et on rejoint l’aventure sucrée-salée des
salles bigarrées. A chaque coin de table, on salive,
on exulte ou on réprouve. On revit le voyage, ses aspérités,
ses rencontres, ses espérances. La croisière s’amuse
(gueule), s’offusque (« à la Poularde, la
réception est toujours cocasse, singulièrement
ronchonne »), se repaît (« Cerutti fait revenir
ses amandes doucement dans du lait, gamberi de San remo, sucs
de vongole, homard, roquette sauvage… »).
Et puis rebelote ! Page 135, encore un contentieux,
assorti de l’auto-citation justificatrice.
Alors on ne sait plus. Ces fâcheux trous
normands ne nous incitent pas à aller jusqu’au
dessert.
Autant on envie l’artiste et sa plume,
autant on craint le puriste et sa rancune.
Et l’on s’étonne que l’éditeur
n’ait pas pris le soin de séparer le bon grain
de l’ivresse.
Jean-Pierre JUMEZ
Remarque : François Simon évoque
d’illustres prédécesseurs ou confrères
: Huysmans, Proust, Grimod de la Reynière, Lapaque. Dans
ce registre, James de Coquet, qui a fait vibrer la France entière
pendant des décennies (dans le Figaro, justement), n'eût
pas déparé.
* « Haché Menu »
François Simon : "N’est
pas gourmand qui veut, un gastronome amoureux sur les routes
de France", Robert Laffont 20 €