Ajoutez une pincée de levure pour
bien faire lever tous ces ferments : le 13 juin à
Tours, au moment de l’entrevue entre Paul Reynaud
et Winston Churchill, Pétain a déclaré
unilatéralement qu’il réprouverait toute
idée de résistance : « L’armistice
est la condition nécessaire de la pérennité
de la France éternelle ».
Agitez
Agitez tous ces ingrédients les
15, 16 et 17 juin 1940 à Bordeaux (où s’est
réfugié le gouvernement devant la progression
des forces ennemies) et vous obtenez la tragédie
la plus passionnante, la plus incroyable, et, malheureusement,
la plus authentique du siècle. Mais à quoi
servent romanciers et tragédiens ? Il suffit à
un historien de retracer un événement de cette
ampleur pour enivrer un lecteur aussi sûrement qu’avec
un flacon de Shakespeare.
Unité de temps, de lieu et...
d'action
D’ailleurs, tous les ingrédients
sont réunis.
L’unité de lieu est parfaitement respectée
: dans cet étonnant caravansérail, la cohue
est indescriptible. « Cette ville au décor
si majestueux semblait tarée par un air de racaille
et de ripaille » (Léon Blum). Hôtels
combles, cafés bondés, rues engorgées,
véhicules surchargés, restaurants dévalisés,
consulats pris d’assaut. Chaque bâtiment public
abrite un projet ou un complot et Bordeaux se meut en bouilloire
d’intrigues. C’est le maire qui, décidant
de l’installation des uns et des autres, pré-orchestre
les complots. Plus un ministre est excentré, moindres
sont ses chances de faire aboutir ses plans ! Sur les 932
députés et sénateurs, seuls une centaine
ont rallié Bordeaux.

Dès le 18 juin, annoncer
la couleur
L’unité de temps parle d’elle-même.
Dès le 16 juin, les Anglais, terrifiés à
l’idée que la flotte française tombât
aux mains des Allemands, proposent via De Gaulle une Union
franco-britannique. Démoralisé, Reynaud défend
ce projet « comme un avocat plaidant une cause perdue
d’avance et pour laquelle on lui a promis de honoraires
insuffisants ». Le 17 juin, Pétain constitue
un cabinet dont le tiers est d’origine militaire et
prépare, non seulement l’armistice, mais la
« paix », ce qui marque déjà l’esprit
collaboratif du Maréchal, qui s’auto-porte
au pouvoir grâce à cette situation.
« il accepte ce désastre
comme pavois de son élévation »
D’ailleurs, les 400 pilotes allemands**
prisonniers des Français seront dès le 18
juin rendus à l’Allemagne et pourront ainsi
pilonner à nouveau le Royaume-Uni, d’où
cette constatation amère de Churchill « il
nous faudra les abattre une seconde fois ».

400 pilotes ennemis sont rendus
à l'Allemagne dès le 18 juin
Lorsque à 12h 30, sur Radio-Lafayette,
Pétain déclare « il faut cesser le combat
», il désarme, sans mandat ni négociation,
toute l’armée française, ce qui entraînera
la capture immédiate de plus d’un million de
soldats qui se morfondront pendant quatre longues années
en Silésie ou en Poméranie. Pour De Gaulle,
« il accepte ce désastre comme pavois de son
élévation ».
Et point n’est besoin d’Antigone pour illustrer
l’antinomie entre les décrets du pouvoir et
les lois de la morale : le 17, le consul du Portugal Aristide
de Sousa Mendes décidait de délivrer tous
les visas que sa main pouvait physiquement signer, au prix
de sa carrière diplomatique. Par ces actes illégaux,
l’héroïque Mendes faisait, lui, véritablement
« don de sa personne à la France ».
Quatorze ans pour écrire ce livre,
on le croit aisément. La documentation est immense.
Notre chronique ne peut évidemment refléter
l’ampleur de la tâche. Bien que la fin soit
connue, le suspense y est permanent. Et les noms évoqués,
quel que soit leur bord, restent des têtes d’affiches
: Papon, Prouvost, Jeanneney,...
Jean-Pierre JUMEZ